Autodafés et bibliocauste : on détruit bien des livres
Broyage, compaction, dépollution : confettis livresques
Les livres tous beaux tous neufs arrivent bien empaquetés jusque dans les commerces. Les premiers exemplaires auront la chance de sortir des cartons pour voir la lumière des néons de leur librairie d'adoption. Certains resteront encore un peu, ou pour toujours, au chaud dans leur carton. Leur espérance de vie ici est similaire à celles des aventuriers de Ko Lanta : deux mois, c'est déjà pas mal. Selon les accords avec les éditeurs, les ouvrages peuvent rester un peu plus longtemps, de trois à six mois maximum. Des ouvrages partiront en quelques jours voire en quelques heures aux bras d'un lecteur mais d'autres se verront défraichir sur le bord de l'étal. Puis le libraire, pris dans le cercle frénétique des nouvelles sorties littéraires toujours plus nombreuses, estimera qu'il a assez donné sa chance à ces livres, qu'il faut maintenant laisser la place aux jeunes fraîchement arrivés. C'est parti, il ramasse les livres exposés, les entassent avec parfois leurs congénères jamais sortis du carton et renvoie cet encombrant paquet à la maison d'édition et son distributeur. Le commerçant se fait rembourser ces invendus et pourra ainsi avec l'argent récupéré acheter des nouveautés. Quand on lui demande où partent ces livres, il préfère expédier la discussion – comme ses ouvrages - : il ne sait pas, ce n'est pas lui qui gère ça, il n'a pas le recul nécessaire... Secret bien gardé, personne ne semble savoir de quoi on parle.
Schématisation des principaux segments de la vie du livre papier selon le principe d’économie linéaire tronqué tel que revendiqué par la majorité de la profession. Sauf les invendus pilonnés, aucun livre ne serait jeté ou recyclé. Tout serait stocké dans les bibliothèques publiques ou chez les particuliers et les éditeurs/distributeurs.
Les livres, grands voyageurs, se retrouvent maintenant à l’entrepôt du distributeur, bien loin de la tête de gondole où ils ont passé leurs derniers jours. Ces ouvrages passent à la chaîne sur un tapis roulant pour être scannés. Suivant le message qui en découle, soit le titre est envoyé au pilon pour une destruction et recyclage, soit il est réintégré au stock. S'ils ont la chance pour certains d'éviter la morte subite, ils seront recontrolés par un être humain qui va évaluer leur qualité et décider effectivement de leur sort. Les petits veinards qui évitent le pilon vont pouvoir repartir chez un libraire qui a commandé ces exemplaires. Et c'est reparti pour un tour. En effet, un livre imprimé en région parisienne a pu être envoyé chez un libraire lyonnais, puis est retourné dans l'entrepôt de son distributeur encore en région parisienne pour être commandé par un libraire des Pyrénées. Pour les moins chanceux, c'est le pilon directement. Et d'après Hervé RENARD dans Les demi-soldes de la culture : le sort des livres invendus, le road trip vers le pilon peut arriver très rapidement : « La fréquence des enlèvements oscille entre une et deux fois par semaine pour des éditeurs comme Le Seuil ou Hachette. »
Dévorés par l'ogre pilonneur
Stockés dans des bennes puis entassés dans un camion, leur dernier trajet jusqu'à leur lieu de mort est minutieusement chronométré. Un retard et c'est demi tour. Il arrive même que des huissiers contrôlent le chargement, pour la simple et bonne raison que ces livres destinés à la destruction ne soient détournés et revendus illégalement. Et si un Robin des Bois littéraire s'avise à dérober un ouvrage parmi les milliers de détritus, il perd immédiatement son emploi. Avant, la technique était encore plus radicale : pour éviter toute revente parallèle, les distributeurs aspergeaient les livres avec du bleu de méthylène. On parlait de la « douche ». Mais « cette technique était sale et rendait difficile le recyclage alors elle a été abandonnée », explique André Imbaud, ancien PDG de la SODIS. Arrivés sur le lieu de l'autodafé, en Seine-Saint-Denis pour l'usine Solarz ou encore en Val-de-Marne pour l'entreprise 2P Recyclage (filiale du groupe Paprec), les camions sont déchargés et les tonnes de livres poussés vers la bête. Cet ogre bruyant au milieu d'un grand hangar poussiéreux déchiquette le papier grâce à de multiples couteaux rotatifs. Voici le pilon.
Une fois les livres réduits en confettis, ils sont « compactés et emballés avec des grosses presses pour en faire des balles » ceinturées de fil de fer, explique le responsable de Solarz. L'objectif est simple : faire en sorte que le papetier qui utilise cette matière première secondaire puisse transporter le plus de poids possible dans ces véhicules. C'est reparti pour un voyage. Une fois arrivée chez le papetier, ces balles de cadavres de livres intègrent un circuit de dépollution puis un circuit de désencrage. Ces copeaux, dernières traces de culture, sont rapidement passés dans une machine qui dissocie la fibre de papier de tout ce qui va être considérés comme « contaminants ». Ces contaminants sont nombreux : « la pellicule de plastique - qu'on appelle pelliculage - qui vient protéger l'impression d'une couverture, puis si la couverture est rigide, c'est du carton il faut alors le séparer du papier imprimé, les agrafes de certaines reliures, le fil d'autres reliures », énumère le responsable de Solarz. Enfin, les morceaux de papier vont être désencrés puis mélangés à de nouvelles fibres de bois pour faire de la pâte à papier.