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Un marché de l'offre pas tout à fait comme les autres

Ces chiffres du pilon et du taux de retour sont à mettre en perspective avec les chiffres constatés dans d’autres pays. « Aux Etats-Unis, le taux de retour moyen avoisine les 40 %. Ce chiffre élevé est la conséquence d’un système de prix libre du livre qui favorise les opérations commerciales – des gros volumes de livres avec des moments de rabais très attractifs – qui engendrent souvent des retours massifs », décrit Hervé Gaymard dans Histoire de l’édition française.

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« Le livre n'est pas un produit comme les autres », déclare le président Valéry Giscard d'Estaing en 1976.

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Le marché du livre, un marché de l’offre

 

L'édition étant traditionnellement un secteur de l'offre, les éditeurs sont des joueurs, des « risques tout ». Ils misent comme au casino. Joueurs de poker avertis, ils sondent ce qui peut plaire au public, l'ouvrage qui va finir dans toutes les listes de prix littéraires d'ici Noël ou l'auteur qui détrônera Marc Levy. Lorsqu'ils jettent leur dévolu sur un titre, c'est le branle-bat de combat pour le diffuser le plus largement possible. Les livres doivent être visibles, ce qui suppose de les tirer à un certain nombre d'exemplaires, à priori, le plus possible, pour leur permettre de toucher un maximum de personnes. « Par définition, il y a donc un taux de retour puisque le système des livres repose sur un envoi des nouveautés qui selon les accords avec les points de vente peuvent rester visibles quelques semaines, à partir de quoi les libraires peuvent les retourner », conçoit Olivier Bessard-Banquy, chercheur spécialiste du monde de l'édition. Certains paris sont plus risqués que d'autres. « Quand on décide décide de publier une starlette très connue en janvier, déjà un peu moins en mars quand arrive son manuscrit, encore moins en mai quand le livre sort, on risque de se prendre beaucoup de retour en septembre, observe le chercheur. Par définition, plus on est lié à l'actualité et à des mouvements de curiosité sociales, plus les taux de retour peuvent être importants. » Phénomène opéré pour le fameux Sa façon d’être à moi de la ministre responsable du pôle égalité femmes-hommes. Le livre a ainsi opéré le passage d’une « culture discutée vers une culture consommée », selon les mots d’Habermas. Il répond de plus en plus à une logique de consommation de masse et l’édition se rapproche d’une activité commerciale « classique ».

 

Ainsi, jeter un livre âgé de quelques mois seulement est plus rapide et économique que de chercher des solutions de stockage. « Les sociétés d'édition comme Hachette Livre ou Gallimard par exemple, sont des entreprises qui investissent beaucoup dans les œuvres littéraires. Ils n'ont pas envie de les voir sur un second marché, alors ils les cèdent ces ouvrages à des sociétés qui vont les détruire », reconnaît le responsable de Solarz. Mais certaines petites maisons d'édition voient les choses différemment. « Nos livres sont sur une durée de vie beaucoup plus longue car ce sont des ouvrages de références, techniques ou scientifiques », explique Pascale Desmoulins, responsable de l'administration des ventes des Éditions Quæ. Ainsi, leurs livres sont sauvés des griffes du pilon pour six ans minimum. Mais après même combat, une partie ira à l'abattoir.

 

 

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La réussite d'un auteur produit autant de pilonnage que son échec. Pourtant, pour les éditeurs, le pilon n'est qu'un mot qu'on évite de prononcer. À Saint-Germain-des-Prés, quartier traditionnel des maisons d’édition, on ne sait pratiquement rien de la réalité industrielle du livre. Ou c'est ce que l'on veut laisser croire... Les distributeurs, eux, ont l'air plus au courant: quand il n'y a plus de place dans l'entrepôt ou quand des ouvrages arrivent abimés, on sort les poubelles. Les livres partent au pilon. « Tantôt ce sont des camions avec des palettes d'ouvrages destockés pour le compte des éditeurs qui nous arrivent, tantôt ce sont des livres qui ne peuvent plus être commercialisés. Et ce n'est pas par kilos que ça arrive mais par tonnes », explique le responsable de Solarz. Pascal Lenoir, président de la commission Environnement et Fabrication du Syndicat national de l’édition, nuance : « Ne sont en réalité pilonnés que les ouvrages abîmés, ainsi que ceux « au faible coût facial, qu’il coûterait trop cher de réintégrer dans le stock et les livres millésimés qui par nature ont une durée de vie très courte ». Mais Paul Désalmand, auteur du Pilon, affirme même que « certains supermarchés, une fois la durée de vie du livre expiré, arrachent les couvertures, afin qu’ils ne puissent pas être revendus et jette le tout à la poubelle ». Il appelle cette pratique le « pilon municipal », car ce sont les éboueurs qui s’occupent des cadavres de livres. C’est aussi un pilon économique car cela ne leur coute rien.

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Le livre, un objet fragile

 

Fragile, le livre s'abime rapidement : pages cornées voire déchirées, jaunies, couverture décolorée... Avoir été transporté en camion, exposé dans une librairie, manipulé et trituré par les clients et bien qu'il n'ai encore fait la joie d'aucun lecteur, l'ouvrage ne peut plus être vendu. La Sodis, important distributeur (filiales du groupe Madrigall de la famille Gallimard), est intransigeante sur ses critères d'un « livre neuf ». Sévère et inflexible, nombre d'ouvrages que n'importe qui aurait considéré comme intacts, partent au pilon. Pour que les livres distribués par la Sodis puissent avoir la chance de réintégrer les stocks, en plus de leur parfait état général, il faut : qu'ils soient sous blister, que celui ne soit pas du tout abimé et enfin que le libraire n'ai mis aucune étiquette autocollante sur ce fameux blister. Autrement, ils sont lancés en vrac dans des contenants divers et variés, en attendant leur dernier voyage vers le pilon. Aberrante réalité d'une société qui préfère jeter et reproduire. Heureusement, des maisons d'édition, avec des tirages plus modestes, s'offusquent devant ces critères drastiques. Elles prennent alors le temps de re-trier les ouvrages et en sauvent quelques dizaines d'une mort précipitée.

 

 

Une surproduction savamment programmée : quand la réussite d'un auteur produit autant de pilonnage que l'échec

 

Autre raison de la mise en service du pilon : un tirage supérieur aux ventes escomptées pour produire un effet de « masse » et de présence dans les rayons. Que ce soit les 6 000 exemplaires du livre flop de Marlène Shiappa ou le dernier roman de Marc Levy directement tiré à 400 000 exemplaires, une partie de la production partira au pilon. « On a tendance à surimprimer, constate Laurent Laffont, directeur éditorial de Jean-Claude Lattès. Sinon, on est confronté à la perte de confiance de la part de l’auteur, du distributeur, du critique littéraire. Et puis il y a un problème de visibilité. Si on ne te voit pas, on ne t’achète pas. » Le premier vecteur de promotion du livre, c'est le livre lui-même alors il faut qu'on le voie même s'il y a ensuite de nombreux retours. Ainsi, il arrive que pour une estimation de ventes donnée, le double soit imprimé.

 

Bien que le livre reste le premier bien culturel acheté par les Français en 2015, sa consommation est en baisse. Le poids du livre dans les dépenses des Français est passé de 25 % en 1968 à 14 % en 2015. Paradoxalement, la production de titres ne cesse d’augmenter. Entre 1970 et 2007, la production de nouveautés a triplé, +175 % et +203 % selon l’enquête du SNE. Ainsi, les maisons d’édition doivent créer la demande avec toujours plus de nouveaux produits. « La surproduction, ou l'inflation de la production dans l'édition, c'est comme le cholestérol, il y a le bon et le mauvais, déclare Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française. Le bon, c'est la diversité culturelle. Le mauvais, c'est la multiplication de titres inutiles et la bataille des éditeurs pour occuper de la place sur les tables des libraires. Et aujourd'hui, dans un marché tendu, c'est le mauvais qui prend le pas pour tout le monde, y compris les éditeurs qui ont plus de difficultés à mettre leurs titres en place et doivent assumer les retours des invendus. »

 

Le stockage coûte plus cher que la destruction

 

La fixation du tirage est délicat et il quasiment impossible de déterminer à l’avance l’ampleur des ventes. Alors il arrive que les ventes soient insuffisantes. Une fois que les libraires ont fait leurs retours, les éditeurs se retrouvent pris en étaux. Ils ont payés les imprimeurs, ils doivent rembourser aux libraires les invendus et ils payent des frais de stockage de ces ouvrages. En effet, c'est le distributeur qui tient les rênes. Il estime le volume de livres qu'ont les éditeurs et les cadences de ventes. Si ces cadences ne sont pas respectées, les maisons d'éditions sont facturées pour du sur-stockage. « Le taux de sur-stockage est différent en fonction de la date de parution du livre. Plus le titre est ancien, plus ça coute cher. Tout ça c'est pour inciter à pilonner les vieux stocks qui leur prennent de la place », reconnaît Pascale Desmoulins de l'Éditions Quæ. « On est une petite maison d'édition et cela représente entre 4000 et 4500 euros par an, c'est quand même un point qu'on aimerait bien faire baisser », continue-t-elle. Le coût du pilon, pour un éditeur, est traditionnel nul : l’ouvrage part directement et sans frais. Et au contrario, pour un petit livre de poche qui coûterait moins d’un euro de fabrication, la réintégration est autour de 67 à 70 centimes. « Les éditeurs sont mécaniquement poussés à vouloir minimiser leurs frais de stockage et donc à dégraisser dans ses productions. Ce qu'ils peuvent faire, c'est de ne pas pilonner tout ce qu'il a, mais il va pilonner son surplus et garder un petit contingent d'exemplaires », précise Olivier Bessard-Banquy.

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